CHAPITRE IX
Quai-Salin.
Les rayons solaires s’entrecroisaient, chamarrant l’horizon de couleurs démentes qui fouaillaient les nuages. Le ciel se moirait de turquoise et de nacre, de cyan, d’eau de lagune, d’azur. Et ces nuances se mariaient les unes aux autres, en éphémères et magnifiques unions.
Case appelait cette magie une conjonction, mais en réalité, Fraad entrait en Lossheb et les soleils faisaient l’amour. Et le festival de lumière était le résultat de leur accouplement millénaire.
Sous le déluge multicolore, la flore et le quai de gare prenaient des allures fantasmagoriques. Hormis par la taille, Quai-Salin ne différait guère de l’appontement où Case avait embarqué les blocs de sel : une vaste aire plane, en bordure de laquelle se massaient des hangars et des tours ressemblant à des champignons, en tôle et, curieusement, en bambou verni. Un gros parapet de béton mangé de vigne étrangleuse dissimulait la ligne de chemin de fer venant de l’intérieur des Terres Profondes, et qui repartait vers l’ouest en direction du cosmodrome. À l’entrée de la gare, le parapet s’abaissait, laissant apparaître une paire de rails largement espacés.
Case avait hâte d’avoir les mains libres pour s’occuper de son fret. Il conduisit ses passagers jusqu’à un hangar à l’écart, à quelques centaines de mètres de la forêt. Les rares travailleurs Vangkanas qu’ils croisèrent, au volant de véhicules bourdonnants et rayés comme des abeilles, ne leur accordèrent pas un regard. Pas plus qu’à Port-Vangk, Lorin ne vit d’enfant jouant aux osselets ou avec des lézardeaux.
À l’entrée du hangar avait été dressée une tente matelassée, tachetée d’excréments d’oiseaux. À dix pas s’entassaient des barquettes où s’accrochaient des reliefs de repas, au-dessus desquelles zonzonnaient quelques mouches.
Case s’approcha et héla à travers l’ouverture :
— Clément, tu es là ? Oh, Clément ! Je t’amène des échantillons !
La tente remua, et un homme ébouriffé ne tarda pas à sortir. Ses vêtements vangkanas défraîchis fripaient, une barbe noire d’une semaine mangeait son visage maigre. Son teint tirait sur l’olivâtre, mais il ne portait pas les lunettes protectrices des Vangkanas du bord de mer. En apercevant Case, ses yeux s’éclairèrent.
— Cerel, vieux filou. Je savais que tu ne me laisserais pas tomber.
Son regard se fixa sur les trois adolescents.
— La interlingon vi parolas ? articula-t-il.
Diourk recula, comme si le Vangkana lui avait parlé dans le langage même des démons.
— Ils parlent comme toi et moi, s’impatienta Case. Il y a deux pêcheurs de fer et une fille des tailleurs de sel. Avec ça, tu auras de quoi t’amuser. La fille a besoin d’urgence d’un antidote à la fluctuarite. On causera de la récompense plus tard, faut que je file au scheidage.
Il pivota, sans un mot d’adieu aux jeunes gens qui, décontenancés, le regardèrent partir. Clément rentra dans sa tente et en ressortit cinq secondes plus tard, une trousse blanche et une mallette à la main. Il ouvrit cette dernière, pour disposer alentour un tas d’appareils bizarres, juchés sur des trépieds.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il en toute hâte. Ce sont des lasers de prise holographique. Bien, les batteries sont pleines… Je vais faire une piqûre à votre amie, à l’aide d’une pistoseringue. Elle ne sentira rien. Comment s’appelle-t-elle ?
Soheil s’avança. Le Vangkana la pria de s’asseoir, puis sortit un instrument à museau pointu de la trousse blanche. Il l’appliqua sur l’épaule de la jeune fille, d’où filtra un infime chuintement.
— C’est terminé, dit-il en écartant l’instrument. Les symptômes de la fluctuarite se seront bientôt dissipés. D’ici deux jours, il n’y paraîtra plus.
Il s’assit en tailleur et invita Lorin à l’imiter. Un pas en retrait, Diourk surveillait les réponses de son frère. Lui-même ne pouvait participer à la conversation, de crainte que ses mots sacrés ne se vident de leur substance au contact du Vangkana.
Le feu commença.
— Est-ce Felya qui tourne autour des soleils, ou bien l’inverse ?
— Fraad et Lossheb dansent autour du monde, naturellement.
— Quels rôles les femmes tiennent-elles dans les tâches quotidiennes ? Pouvez-vous vous marier entre cousins de sang ?
Lorin répondit à ces questions, et à d’autres encore. Derrière son épaule, Diourk marquait son acquiescement par de brefs hochements de tête. Le ballet de couleurs dans le ciel virait au grenat, dessinant l’avancée de l’après-midi. Quelques nuages glissaient sous le déferlement chromatique, à l’instar de gros poissons paresseux affleurant la surface d’un lac. Des rayons lumineux les traversaient, se figeant parfois un instant.
Soheil restait en arrière, recroquevillée sur elle-même, concentrée sur son mal. Elle ne semblait pas intéressée par ce qui se disait. Était-elle seulement consciente de leur séparation prochaine ? se demanda Lorin.
Le Vangkana poursuivait, imperturbable :
— Que penses-tu des mondes qui se trouvent au-delà des Portes de Vangk ? Sais-tu si les dieux Vangk existent ?… Mangez-vous tout ou partie de vos morts, ou seulement certains d’entre eux ?
Diourk, qui s’était maintenu dans une réserve pleine de morgue, sortit de son mutisme.
— Allons-nous en, lança-t-il en sautant sur ses pieds. Ce Vangkana nous insulte.
Lorin avait été lui aussi choqué par ces propos, mais il doutait que l’homme les avait proférés dans le but de les offenser. Celui-ci se répandait d’ailleurs en excuses.
— Ne partez pas ! Ce motif tatoué sur votre figure, il faut absolument me dire à quoi…
Diourk avait déjà pivoté et marchait à la rencontre du ventre velu de la forêt. Lorin se leva à son tour. Son regard intercepta celui de Soheil, dont les épaules tremblaient convulsivement. En attachant une tailleuse de sel à ses pas, il avait déjà pris trop de liberté. Il s’aperçut que depuis son arrivée à Quai-Salin, il avait évité de songer à leur séparation. À présent, il ne savait que dire.
Soheil leva la tête.
— Bonne chance, souffla-t-elle d’une voix de cloche fêlée. Tu retrouveras ton clan, transformé. J’espère seulement que tu ne seras pas un papillon condamné à retourner en larve.
Lorin ouvrit la bouche pour lui répondre, mais un mugissement grave provenant du quai lui coupa la parole. Le train arrivait en gare. Le pêcheur de fer ravala des mots amers, et ses jambes le portèrent sur les traces de son frère.
Ils marchaient depuis une demi-heure sur un tapis craquant de pommes de pins-fougères, entre de hauts arbres couverts de corymbes, dont les branches n’étaient pas sans rappeler des cornes de bouc tournées vers le ciel, et des ravines pleines de fragon. Les frondaisons prenaient des teintes humides. L’herbe mauve avait laissé la place à un duvet de plumes couleur de bronze et d’acier rouillé. Au loin, des volks canonnaient les nuages de leurs semailles ; les forges alchimiques des époux solaires y déversaient de l’or liquide.
Entre les bouquets de plumes sinuaient des escargots à coquille conique. Tous les insectes piquaient, en particulier les fourmis ; très vite, ils se retrouvèrent couverts de cloques douloureuses. À plusieurs reprises, des lapins-rats se débusquèrent sous leurs pieds.
Satisfaction de Diourk.
— Nous aurons de quoi manger jusqu’au désert de pierre.
Lorin aurait aimé partager son entrain, mais quelque chose, niché au creux de l’estomac, le tirait en arrière. Ses adieux avec Soheil l’avaient déçu. Peut-être était-il dans la nature des tailleurs de sel d’être privés d’émotions. Il avait beau se raisonner, rien à faire : ses pensées se tendaient avec la distance, telles des lianes élastiques. Lorin songea qu’à un moment ou à un autre, cet élastique finirait par se rompre et qu’il serait délivré de cette attraction. Le devoir qui le poussait en avant était le plus fort. Quelque part sur son visage, la séparation avait été prévue.
Il ne retira de cette idée aucun soulagement. Peut-être aurait-il dû lui dire que…
Diourk le tira de ses ruminations en proposant de dresser le camp. Lorin alla ramasser de petites châtaignes au pied d’un arbre à cornes. Quelques-unes avaient été rongées par des animaux. Cela tendait à prouver qu’elles étaient, sinon digestes, du moins comestibles. Diourk lui fit réciter les principes communautaires, puis il déroula la carte et l’étudia. Son index courait au-dessus des étroits passages, qu’il commentait à mi-voix.
— Je parie que nous nous trouvons là, au début de cette grande courbe sans carrefour ; elle nous rapproche du centre du labyrinthe. Regarde comme le tracé est torturé, avant. Il semble se simplifier à partir d’ici. Nous n’avons qu’à suivre la course solaire.
Il rangea le parchemin. Son frère n’avait pas envie de discuter. À quoi bon ? Leur destin à tous deux était tracé.
Après quelques minutes de marche, Lorin se trouva mal à l’aise. La forêt avait cessé de murmurer. Il se tournait de tous côtés. Son regard se heurtait à la frondaison des arbres. Au moment où il haussait les épaules, un choc au niveau de l’omoplate le stoppa net.
— Aïe !
Ce n’était pas lui qui avait crié, mais Diourk, qui se massait le front. Lorin leva les yeux vers les cimes. Un objet de la taille d’une noix tombait à toute vitesse. Un pas instinctif le rejeta en arrière. Le projectile ricocha contre le tronc, pour aller se coincer sous une racine. Lorin s’accroupit, saisit une châtaignette écornée.
Diourk avait levé la main.
— On nous bombarde !
Une dizaine de silhouettes se découpaient en noir profond sur les violets du ciel zébré de lianes. Des singes, ou des gamins, vu leur taille et leurs bras courts. À y regarder de plus près, les sexes énormes arborés par certains d’entre eux ôtaient le moindre doute.
Les projectiles pleuvaient autour d’eux, faisant crépiter les feuilles mortes. L’instinct de conservation les jeta dans une fuite précipitée. Mais l’espoir de semer leurs agresseurs se réduisit à néant lorsque, hors d’haleine, ils s’arrêtèrent à l’ombre d’un volk penché, treillissé de liseron.
Volk signifiait « dent creuse » dans l’ancienne langue. Les tailleurs de sel les appelaient gueulards, à cause de l’ouverture, située au sommet du tronc, permettant à des graines serrées dans des bogues d’être expulsées dans les airs, à grande altitude. Le vent les dispersait sur de longues distances. On racontait que les tailleurs de sel enfermaient les pêcheurs qu’ils attrapaient dans des volks sur le point d’essaimer.
À peine eurent-ils recouvré un rien de souffle qu’une averse de châtaignettes pilonna leur abri. Ils s’enfuirent, trébuchant contre des racines. Là encore, les singes les retrouvèrent. Lorin s’aperçut que ce qu’il avait cru n’être que des lianes entortillées entre les arbres formaient en réalité des ponts solides, assez larges pour y circuler à l’aise. Une manière, se dit Lorin, pour les singes de compenser l’insuffisante longueur de leurs bras. Mais dans quel but s’acharnaient-ils sur eux ?
La nuit, si elle n’apporta pas de réponses à ses questions, eut pour effet d’interrompre le jeu de massacre. Des étoiles s’accrochèrent, ultimes miettes de l’Œuf cosmique.
Du fond de son cauchemar, Soheil l’appelait. Du fond du labyrinthe. « Les yeux, cherche les yeux ! » Les parois de viande se resserraient autour de lui ; des singes couraient en haut des murs, le lapidant de châtaignes. Les yeux, où se trouvaient les yeux ? Le centre du dédale…
Un choc sur la tempe tira Lorin de son mauvais sommeil. Diourk ne fut pas long à s’éveiller. Des silhouettes simiesques s’agitaient dans les frondaisons. Sans prendre le temps de se nourrir – comment manger sous une grêle de projectiles ? –, ils se remirent en route.
Les marées de lumière s’étaient évaporées, décolorant le ciel en un bleu pâle, exténué.
Vers midi, une fougeraie arborescente leur offrit son asile. Marbrés d’hématomes, ils préférèrent se déchirer les mollets dans une futaie de fragon plutôt que de subir la mitraille de châtaignettes. Une heure plus tôt, Lorin, en découvrant un squelette de grand tapir écrasé contre un volk, avait cru comprendre les raisons de ces attaques : le but des singes était d’exciter les animaux par un constant bombardement au point que, rendus fous furieux, ils s’assomment eux-mêmes.
Les deux voyageurs négligèrent des grappes d’ombelles habillées de peau de velours, sans doute toxiques. Du sorgho sauvage apaisa leur faim pour quelque temps.
Quand la fougeraie prit fin, ils s’enfoncèrent de nouveau dans la pénombre de la forêt. Au-dessus de leurs têtes, une toile d’araignée de ponts aériens les narguait. Lorin se dit que les singes, à l’instar de tous les animaux, se lasseraient bien vite.
Il avait tort. Durant trois jours, les singes les traquèrent. Les deux garçons s’affaiblissaient de plus en plus. Les singes ne leur laissaient jamais plus de vingt minutes de répit. Lorin devinait que cela ne pourrait durer. La terre se gondolait de racines noueuses, les mettant à la merci de la moindre foulure.
— Ils n’arrêteront jamais, prononça Lorin pendant une halte. Même si l’on trouvait une autre fougeraie. Les singes se relaient.
— Tu as une idée ?
Diourk frottait sa mâchoire endolorie. Une châtaignette lui avait cassé une dent, le faisant cracher rouge.
— Profitons de cet intermède pour construire une sorte de toit. Il nous mettrait à l’abri des chutes de fruits, et nous pourrions l’emporter avec nous.
Diourk secoua la tête.
— Le Conseil ne permettrait pas une telle invention. D’où te vient cette tendance à penser de travers ? Pourtant, nous sommes du même sang. Quand je te vois, c’est ma propre image que je vois, reflétée dans l’eau trouble du marécage.
Lorin réprima un geste d’exaspération. Les singes seraient sans doute assez malins pour mettre en pièces leur toiture de palme portative en projetant dessus des branches mortes.
— Tu as raison, ce n’est pas une bonne idée. Mais on ne pourra pas tenir indéfiniment. La forêt est immense, et cette toile d’araignée n’a pas de fin. Le seul moyen, c’est de monter.
Diourk se renfrogna.
— Nous ne sommes pas des bêtes. Emprunter leurs routes nous ravalerait à leur niveau.
— Jusqu’à preuve du contraire, leur niveau est plus élevé que le nôtre. Et qu’avons-nous fait jusqu’à présent, si ce n’est suivre des pistes d’animaux à travers la forêt ?
Diourk croisa les bras sans répondre. Son savoir était grand, mais avoir tort le mettait de mauvaise humeur et il ne l’admettait jamais volontiers. En cela, pensa Lorin, il ressemblait à Assoudim et aux autres chefs de clan – et même aux Escopaliens… du moins certains d’entre eux, car Soheil n’était pas comme cela.
Soheil… Il devait faire abstraction de ses sentiments, ne plus penser à elle. Dans sa tribu, une fille lui était destinée. Et c’était à lui de la rejoindre.
Son œil restait fixé vers les hauteurs. Prenant une brusque décision, il se leva et retira la hachette de sa ceinture.
— Ils ne vont plus tarder, dépêchons-nous.
Il entreprit de tailler des encoches dans un arbre à cornes voisin, où un pont oscillait à une portée de flèche de hauteur. La tâche était ardue, car l’écorce lisse et dure n’offrait que des prises minimes, l’obligeant à se décoller de la paroi.
Au pied de l’arbre, Diourk trépignait.
— Redescends ! Ils seront là d’une seconde à l’autre, et tu n’as pas parcouru la moitié de la distance. S’ils te lapident, à cette hauteur, tu te casseras une jambe et je devrai t’abandonner.
Lorin avait mal au bras, mais il ne pouvait se permettre de reprendre son souffle. Deux minutes s’écoulèrent, rythmées par la cognée et les pulsations d’une veine gonflée à sa tempe.
Un cri, en bas :
— Les voilà !
Il y était presque… Une branche, puis une autre. Il agrippa une liane de consolidation du pont, qui se mit à se balancer.
Quatre, cinq singes le regardaient avec des yeux de lémuriens, ronds comme des soucoupes. Ils tenaient dans leurs mains à six doigts des poignées de châtaignettes. Prenant appui sur une branche, Lorin les toisa en brandissant sa hachette. Sans pouvoir cependant empêcher son bras de trembler. Il avait violé leur territoire. S’ils décidaient de l’attaquer, il n’aurait pas la force de se défendre.
Après un instant de flottement, les singes lémuriens se replièrent à reculons. Le temps de dix respirations, ils s’étaient évaporés.
De crainte de céder au vertige, Lorin n’osait se pencher. Il attendit que Diourk l’ait rejoint, puis ils se mirent en route. Les ponts, à peine assez larges pour y poser le pied, n’avaient pour toute rampe qu’une maigre liane échevelée. Ils ne furent pas longs à s’apercevoir qu’il existait plusieurs couches de ponts qui ne se rencontraient jamais, et qui devaient délimiter des territoires, selon des aires et des altitudes bien précises.
Aucun primate ne s’avisa de les bombarder d’un pont supérieur. Sans doute avaient-ils estimé que ces drôles de bêtes, capables d’utiliser les ponts de lianes tressées et de morceaux de branches brisées, méritaient un tant soit peu de considération. Cette réflexion fit sourire Lorin, mais il n’osa en plaisanter, tant elle s’apparentait à un blasphème.
Pour leur première nuit dans les hauteurs, ils convinrent de faire le guet à tour de rôle. Cela se révéla inutile, ils conclurent qu’on les laisserait tranquilles.
Le lendemain matin, une femelle cria d’un pont voisin en montrant un postérieur fripé. Elle avait piqué des plumes au hasard dans sa soyeuse fourrure. Diourk devint rouge et lui lança des fruits en l’insultant pour qu’elle disparaisse. L’incident ne se renouvela pas, mais par la suite, chacun d’eux évita d’y faire allusion. Une fraction de seconde, Lorin avait songé à Soheil. C’était idiot et dégradant, mais il n’avait pas pu s’en empêcher. Il éprouva de la colère, surtout contre lui-même : il ne pouvait en vouloir aux primates. Peut-être l’incitation de cette femelle n’était-elle qu’une marque de politesse, ou un désir de prise de contact. Peut-être que Diourk avait eu tort de la rejeter d’emblée.
« Par le Grand Fel volant, tu deviens fou ! Forniquer avec un animal est un signe évident de possession. »
Mais ses pensées n’obéissaient à aucune pulsion malsaine. À aucun moment il n’avait eu la tentation de forniquer avec la femelle. Il avait simplement raisonné… et il y avait là ample matière à réflexion. Ce sentiment le rasséréna quelque peu.
De l’herbe mauve poussait sur certaines branches coudées, comme au creux d’aisselles végétales, mais il n’y avait pas de lapins-rats. Lorin et Diourk mangeaient des cœurs d’inflorescences à goût anisé pendant à portée ; ils n’avaient qu’à les cueillir. Des aqueducs naturels s’épanchaient dans des vasques à étages, grouillantes de larves et de petits batraciens, que des myriades d’oiseaux assaillaient. Œuvre des singes ? Lorin n’aurait pu jurer le contraire.
Le plein été dorait les feuilles. De temps en temps, les ponts fléchissaient en pente douce vers de laiteux étangs de boue chaude fumant comme des marmites, où les voyageurs larmoyants s’enlisaient jusqu’à la taille, redoutant que les lianes à demi pourries par l’immersion ne cèdent à tout instant sous leur poids. Un mélange de pourriture, de soufre et de marne prenait à la gorge.
Ils se hâtaient de fuir ces étuves irrespirables.
D’autres fois, les lianes se gainaient d’un lichen visqueux les entraînant en glissades vertigineuses. Au ras des cimes flottaient des esquifs aériens. Lorin les identifia d’abord comme des nappes de brume condensée à l’extrême, comparables à celles de la lande des fumées. Mais la matière qui les constituait semblait beaucoup plus tangible qu’un gaz. Plus lisse, également. En fait, ils ressemblaient à des vessies mal gonflées. Lorin espéra que l’un d’eux s’échoue contre un arbre, mais, au cours des jours, rien de tel ne se produisit.
Après deux semaines, les fils de la toile d’araignée s’espacèrent. Les singes, qui accompagnaient leur progression de loin, se retirèrent tout à fait. Les deux garçons perçurent un changement avant même d’en voir les effets.
Une étrange frontière se dressait devant eux.
D’abord, il sembla qu’un voile de chrysalide montait à l’assaut des arbres, à partir d’une ligne irrégulière, délimitée par des arbres à cornes secs et noircis. Comme si des araignées démesurées avaient tissé leur toile autour des troncs, emmaillotant les branches jusqu’aux rameaux les plus infimes. Lorin songea aux Escopaliens qui cousaient leurs défunts dans des draps blancs qu’ils nommaient « linceuls ».
Peu à peu, les arbres touchés bourgeonnaient de champignons gris, contractés comme des poings. Les cocons s’épaississaient, prenant l’aspect de coton où s’entrecroisaient des veines minuscules. Et ces veines battaient comme un pouls.
Le réseau de ponts s’achevait ici. Ils redescendirent, résignés à continuer à pied. Mais ils n’avaient plus rien à redouter des singes lémuriens.
Seuls les arbres à cornes paraissaient frappés par ce mal qui les transformait en champignonnières. Volks et arbustes épineux restaient indifférents au sort de leurs voisins. Lorin s’approcha d’un tronc fourré et rompit une veinule parcourant la pellicule duveteuse, d’un doigt d’épaisseur. Une goutte perla, qu’il recueillit du bout de l’index. De la sève sucrée, la sève de l’arbre.
Diourk le pressa de continuer. Peu après, la main qui avait été en contact avec le linceul se couvrit de plaques rouges. Lorin dut se forcer pour ne pas dénuder sa chair jusqu’à l’os en se grattant.
Le coton noircit sur les arbres, émettant des tigelles qui grossissaient en bulbes vésiculeux. Presque tous les arbres étaient atteints, victimes de cette bataille séculaire. Les rares épargnés poussaient des cornes adventives, aux feuilles durcies, jusqu’aux plantes infestées, pour déchiqueter lentement les chrysalides ou injecter dans les bulbes quelque sève empoisonnée. Le coton gorgé se muait en éponge croulante de morveux stalactites.
Les plaques urticantes sur le bras de Lorin n’avaient pas duré. La preuve était faite que, désormais, il valait mieux ne pas toucher aux chrysalides. Ils se nourrirent de sève adoucie d’eau, et de fruits dont ils avaient eu la prévoyance de faire réserve.
Les échanges entre les deux frères se limitaient au minimum.
Le deuxième jour, les chrysalides végétales changèrent d’aspect, devenant opaque et souple. Les jeunes champignons migrèrent vers le sommet du tronc, entièrement gainé de cette espèce de cuir, formant une couronne boursouflée.
Lorin avait cessé de craindre l’attaque d’un gros animal, tapir en colère ou félin. Une fois la réserve épuisée, l’approvisionnement en nourriture devint problématique. Lorin captura quelques lapins-rats, mais ils durent se rationner. Les champignons refusaient de brûler, de sotte qu’il était impossible de faire du feu. Les arbres emprisonnés dans leurs manchons de peau composaient un paysage sinistre, déserté par les oiseaux. À l’horizon, les baudruches végétales, parfois de dimensions considérables, se multipliaient.
— C’est horrible, murmura Diourk, impressionné. Dans peu de temps, les champignons auront assassiné tous les arbres.
L’espace d’un instant, Lorin songea à l’arbuste qu’il avait laissé dépérir sous le corail-minute. L’extinction totale des arbres à cornes ne surviendrait pas avant plusieurs vies d’hommes. L’échelle de la vie des plantes était beaucoup plus grande.
Les colonnes de champignons continuaient de croître et de vieillir. Les branches avaient fini par se résorber, laissant le tronc nu, coiffé d’une calotte de champignons plus jeunes, à demi soudés entre eux.
La nuit, la température baissait, les faisant grelotter et les obligeant à se blottir au pied des troncs.
Un soir, Lorin se rendit compte qu’un champignon sonnait creux. D’un coup de hachette, il ouvrit une fente de haut en bas, qu’il maintint ouverte avec le manche de l’arme. Un relent de vieille moisissure s’exhala de l’ouverture. Un peu de lumière fusa à l’intérieur, éclairant le fond envahi d’une sciure poudreuse.
— Voilà tout ce qui reste de l’arbre parasité. Le champignon géant l’a vidé de sa substance. Mais pour en faire quoi ?
Diourk haussa les épaules.
— En quoi cela nous concerne-t-il ? En tout cas, nous saurons où trouver refuge chaque soir.
Lorin acquiesça d’un mouvement distrait de la main. Durant une semaine, ils flanquèrent des coups de pieds aux plantes, afin d’en repérer une assez creuse pour s’y enfermer jusqu’au matin. Au fur et à mesure de leur progression, la paroi durcissait et se craquelait, prenant une consistance pachydermique. Un matin, ils eurent le plus grand mal à rouvrir la brèche de l’intérieur. D’un commun accord, ils décidèrent d’arrêter.
Ils découvrirent des campements abandonnés depuis longtemps. Lorin les étudia avec inquiétude. D’après les restes, ceux qui avaient laissé ces traces n’étaient pas des marchands. Sans doute une bande de voleurs en maraude, qui trafiquait avec des Vangkanas peu scrupuleux. Ils devraient faire très attention. Par sa singularité, leur parchemin représentait sûrement une fortune.
C’est sous une forme imprévue que l’occasion que Lorin attendait en secret se manifesta.